Dans le cadre d’un cours magistral au Campus de la Fonderie de l’Image, j’ai eu l’occasion d’échanger avec mes élèves autour des enjeux de la langue et des liens qui existent entre langue et création graphique. Ce débat spontané a commencé comme tous les debats devraient le faire s’ils en avaient le courage : par une lecture de Roland Barthes. Afin de simplifier la lecture, garantir l’anonymat des participants et servir ma prose, j’ai arbitrairement choisi de remplacer mes élèves par une pléiade de petits princes en goguette et de me présenter en Saint-Exupéry.
Saint-Exupéry : …Pour résumer le propos de Barthes, « l’orthographe pourait être une blague ».
Petit Prince n°1 : Est-ce que ça veut dire qu’on peut écrire comme on veut ?
S-E : Votre professeur de français va probablement me tuer, mais j’imagine que oui… et non. La grammaire n’est pas négociable, sinon c’est le sens qui s’évapore.
PP1 : …Et Barthes, il faisait des fautes d’orthographe ? Il n’a pas l’air.
S-E : Disons plutôt des « erreurs », laissons la faute à la grammaire (il n’y a qu’elle pour nous faire fauter). Non ! Il n’en faisait pas.
PP2 : Pourquoi un essayiste qui n’a jamais fait la moindre « erreur » d’orthographe défendrait ceux qui ne savent pas écrire une seule phrase sans se planter ? C’est comme si un végétarien militait pour l’abattage industriel des boeuf de Salers, non ?
S-E : Ne vous méprenez pas ! Avec cet essai, Barthes nous explique que, d’après lui, il vaut mieux faire « mal » que ne rien faire du tout de peur de se tromper, et que le français étant une langue vivante, figer les mots dans le marbre reviendrait à aliter pour de bon un gosse hyperactif. Dans l’absolu, il ne vous demande pas de ne pas maîtriser votre écriture, ou de ne pas faire attention à ce que vous écrivez : au contraire ! Il vous encourage à maîtriser la langue — ou plutôt le langage — au point d’oser transgresser ses normes. Que vous soyez capable de faire la distinction entre les ingrédients utiles de la recette et la garniture.
PP1 : Comme quand on nous dit de dessiner « à notre façon », plutôt que de manière académique !
PP3 : Genre, si j’écris en verlan dans mes copies, vous n’allez pas me mettre 2 ?
PP2 : Non le verlan c’est les mêmes mots à l’envers, ça veut dire la même chose du coup. Il parlait de créer des « néologismes ». Inventer des mots !
S-E : Disons plutôt que l’idée est de passer plus de temps à vous demander « quoi » dire, plutôt que « comment » dire. C’est libérateur pour votre esprit ! D’autant plus que si la finalité de votre réflexion n’est pas un texte, que vient faire l’orthographe dans l’équation ? Lorsque vous réfléchissez à une création graphique, le faites-vous avec des mots ? Si oui, ces mots sont-ils correctement orthographiés dans votre esprit ?
PP2 : Vous nous posez vraiment la question là ?
PP3 : Créer des mots à partir d’erreurs d’orthographe, c’est bizarre pour un prof de la Sorbonne qu’a fait du latin, non ?
PP1 : Il n’a pas prêté serment éthymologique ou j’sais pas quoi ?
S-E : Quand on touche à la langue, y’a toujours deux écoles : appauvrissement ou enrichissement. La langue se désagrège et l’empire romain s’écroule, ou la langue devient plus expressive, alors la société se transforme. Libre à vous de choisir votre camp.
PP2 : Mais si ce sont les mêmes mots, en quoi est-ce un enrichissement ?
S-E : Tu penses vraiment que « louche » et « chelou » veulent dire la même chose ?
PP1: Non !
PP2 : Si… ?
PP3 : Mais non, t’es ouf !
S-E : Non, en effet. Le verlan étant chargé émotionnellement, la dénotation ET la connotation diffèrent. C’est toute la poétique du mot qui fout le camp. De plus, les utilisations successives des mots ont fait évoluer leur(s) sens. Les mots, c’est des logos ! Une association organisée d’idéogrammes « alphabétiques » vide que l’on charge d’un sens consensuel, avec leur image de marque par la suite altérée par leurs médias de diffusion : ceux qui les prononcent. D’ailleurs un fou, et un ouf, ça n’a rien à voir : il y en a un des deux qui n’a pas encore été diagnostiqué.
PP2: Ça a un rapport avec les agences de comm’ qui parlent à moitié en anglais ?
PP3: On s’conf call ASAP !
PP2: J’te laisse le lead pour le print, mon petit bouchon !
S-E : Oui et non. La langue, c’est de la couleur, ça existe par contraste avec les autres ou par mélange. Mais là, ce n’est pas réellement un mélange de couleurs. C’est… une mode, une habitude ou une paresse intellectuelle… Un appauvrissement. Si l’on transforme Mail en Courriel, c’est un enrichissement qui nous vient de l’anglais, c’est du jaune et du bleu : c’est du vert ! Si l’on garde Mail, c’est une invasion barbare, le remplacement du bleu par le jaune, et c’est tout le pantonier qui se casse la gueule ! Le verlan, c’est autre chose, c’est la langue à l’épreuve du réel. C’est une variation de saturation dans une même teinte.
PP3: À l’épreuve de la rue ! C’est du peura !
PP1: Mais du coup on écrit en verlan ou pas ?
S-E : Écrire, oui. Écrire dans vos copies, non. Ici, vous êtes dans un temple de la grammaire et de l’orthographe et le Bescherelle est votre berger, mais penser en français ET en verlan, c’est un plus. Penser en français, en verlan ET en anglais, c’est un plus. Il est des mots que l’on traduit difficilement en français académique sans perte de sens, il nous faut créer des mots pour les remplir de ce sens qui nous manque : « awkward » par exemple.
PP1: Bah si, m’ssieur ! Ça veut dire bizarre ? Ou étrange peut-être ?
PP3: Pas tout à fait… Dérangeant ?
PP1: Dérangeant ? Presque, mais il manque le côté inattendu et tendancieux… Et décalé…
PP2: Le bon mot c’est « Chelou », justement !
S-E : CQFD !
Cours de Design de Message, janvier 2014.
Ressources :
Le bruissement de la langue : Essais critiques IV,
Roland Barthes, Éditions du Seuil, Paris, 1984